15 Décembre 2010

Ai trouvé ce texte me concernant, sur internet, au sujet de l'exposition livre d'artistes, organisée par Art et Fiction. Drôle car tellement prêt de ce que je vis, tous les jours, toutes les nuits:

Olivier Saudan est arrivé à l'avenue de France quasiment en courant, s'est engoufré dans les locaux d'art&fiction avec son immense volume sous le bras et l'a déposé sur la table. «Voilà, c'est un livre auquel je tiens beaucoup. Des dessins, une suite, que j'ai fait relier il y a quelques années (1989). Je te rappelle pour le titre… Ah! je m'installe à Lausanne, un magnifique appartement, une chance!… Plus près de l'ECAL… Je m'embourgeoise…» Quelques jours plus tard, un mail annonce le titre à donner au volume: Nostalgie.

La nostalgie d'Olivier Saudan est celle d'un peintre héroïque qui sait qu'il doit retourner à Itaque pour gagner la guerre de Troie. Plus il s'approche, plus il s'éloigne. La victoire est derrière lui et il a besoin de la retraite pour perdre rétrospectivement la guerre, pour déposer les armes dont il aurait eu besoin, et pour repartir sur un champs de bataille qui est depuis des siècles un champs de ruine où errent quelques amis avec lesquels il peut trinquer et pleurer. Saudan est un essentialiste; la peinture, il l'aime d'amour courtois (et non platonique!) et il n'est jamais aussi loin d'elle que lorsqu'il baigne en elle, la cherchant partout, désespéré, comme un enfant qui retournerait dans sa mère et souffrirait de la perdre de vue à mesure qu'il s'approche du but. Il peut faire sien le dilemme de Montano/Enrique Vila-Matas: Si l'essence de la peinture est la disparition (dans le cas de Montano, il s'agit évidemment de littérature et de la réponse de Blanchot à la question d'où elle va: «La littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition.»), si donc l'essence de la peinture est la disparition et que son existence, elle, dépend de la volonté et de la capacité du peintre à l'incarner, on entrevoit le terrible destin du peintre héroïque: devenir le fossoyeur de lui-même. Il sera donc plus prudent (et c'est la stratégie de Montano dans le livre de Vila-Matas) de s'abstenir d'incarner la disparition de la peinture et de plutôt décider d'en être, discrètement, la mémoire.

Le livre de Saudan est ce(tte) mémoire. Peintures de jeunesse (tables, chaises noires, fruits sur chaise noire - forte tension sexuelle et ambiance de corrida picturale dans ces natures mortes motherwelliennes, où les fruits vont souvent par deux, posés sur une chaise et où le casse-noisette joue le rôle du taureau), croquis aquarellés pris sur le vif (un couple, une assiette), taches, gestes, c'est une suite telle que Saudan la pratique depuis toujours mais qui est ici reliée en un imposant volume genre archives municipales au lieu d'être disposée dans un lieu d'exposition. Il n'a jamais exposé ces peintures, ni montré ce livre, il le garde près de lui depuis plus de vingt ans, comme un talisman: dans l'appartement cossu qui sert de décor à sa vie «bourgeoise», brûle la nostalgie d'un pays âpre et sauvage, dont l'image obsède la pensée de celui qui s'en trouve éloigné, et où se déroule encore la bataille qu'on gagne à condition de la perdre. SF