04 Février 2010

Retourner voir Jean-Luc Buchmann, mon ami qui vit seul dans la forêt avec ses chiens

La vie arrive toujours par surprise. Comme le visage de l’amour. Comme la primevère si fragile qui déchire le givre du jardin. Comme les revenants qui connaissent chacun de nos frissons, comme ces mélodies dont la seule existence sauve les jours les plus sombres. Comme ces appels qu’on avait cessé d’attendre. Comme tout ce qui atteint l’âme en la laissant hagarde, désemparée, ignorante. Comme tout ce qui remue au fond du corps et que le corps ne pourra jamais contenir. Si l’on ne se découvre pas entièrement dénudé devant la vie, si l’on n’éprouve pas un sentiment presque insoutenable de pauvreté, si les sanglots ne secouent pas le corps, si l’on ne se sent pas terriblement dominé, ce n’était pas la vie. Juste une ombre, un reflet, l’écho lointain et affaibli d’une éruption dont on entendra parler, mais à laquelle on n’a pas assisté. On peut traverser une vie entière sans se douter qu’elle existe. Pendant dix, pendant vingt, pendant soixante ans, on appellera vie une espèce d’adhérence au monde, une familiarité cotonneuse, une impression de connivence, de complicité avec le réel, les événements, les surprises qui ne surprennent plus. Mais tout ce qui, de après ou de loin, évoque la familiarité, l’intimité gagnée avec le monde, la connivence, tout cela est une protection contre la vie. On reconnaît la vie à sa radicale étrangeté. Elle était là, bien sûr, mais on n’était pas encore devenu assez étranger. La femme aimée est inaccessible. Elle demeure la plus lointaine.